Entre deux barricades

Blog de Louise Bihan, journaliste indépendante

« Rain art Black and White » par Antonella B, CC BY 2.0

Petite streameuse politique sur la plateforme américaine depuis mi-2024, j'ai décidé ce jeudi 25 septembre d'y cesser toute diffusion pour une durée indéterminée. Ce n'est certes pas l'information du siècle. La condamnation de l'ancien président Nicolas Sarkozy le même jour à 5 ans de prison ferme avec mandat de dépôt différé pour association de malfaiteurs méritait davantage notre attention collective.

Mais voilà, il se trouve qu'après 1 an et demi à streamer sur la plateforme, j'ai décidé de dire “stop”, pour un certain nombre de raisons. Et si j'en parle ici aujourd'hui, c'est parce que les raisons qui m'ont poussé à quitter la plateforme posent des questions politiques plus larges qui méritent, à mon sens, d'être mises sur la table.

Mes débuts sur la plateforme

Initialement, je suis une femme de radio. Depuis petite, j'ai été passionnée par ce medium, ce qu'il pouvait transmettre. Ce sont des voix, des musiques, des sons particuliers, des programmes, des ondes, qui ont façonné mon imaginaire, qui ont accompagné de nombreuses insomnies. Dès que j'ai pu, dès l'âge de 11 ou 12 ans, j'ai pris un micro et j'ai commencé à allier mon envie de faire de la radio avec ce que je savais déjà un peu faire, c'est-à-dire bidouiller du réseau derrière un ordinateur. J'ai commencé à créer quelques canaux webradios via ShoutCast pour tester des choses, puis j'ai rejoint des petits projets webradios qui ont pu exister à l'époque. J'y ai découvert le plaisir de pouvoir prendre la parole sans être vue, solitaire que j'étais, diffuser la musique que j'aimais, et recevoir les retours d'inconnu⸱es qui partagaient des passions similaires.

En grandissant, voilà que me prend l'envie de devenir journaliste. Je délaisse la radio un temps pour me consacrer à d'autres mediums : la photo, la vidéo... et le streaming. Après quelques tests peu concluants vers 2021/2022, je décide de me consacrer un peu plus en profondeur à la plateforme Twitch sur laquelle je traînais déjà depuis un moment, en tant que consommatrice de contenus politiques. Je me souviens, plus petite, avoir déjà pu regarder quelques streams francophones sur l'ancêtre de la plateforme, Justin.tv. Au moment où je me lance vraiment dans le streaming, nous sommes vers mars 2024 (ma mémoire des dates me fait défaut). J'installe un logiciel de streaming, OBS Studio, je récupère un vieux micro que j'utilisais pour faire des émissions de webradio, j'allume la caméra de mon PC portable, et je lance quelques revues de presse. Classique. Ma petite visibilité que j'avais pu avoir sur les réseaux sociaux et auprès de créateur⸱ices de contenus me ramène assez rapidement quelques viewers. Je comprends rapidement que pour me faire connaître, il faut streamer régulièrement pour se faire bien voir de l'algorithme.

Je n'ai pas forcément l'habitude de me montrer en direct face caméra, dans une telle disposition. Mais malgré tout, j'y découvre un système que je trouve plutôt facile d'accès et qui me permet d'interagir avec un certain nombre de personnes. Ce que j'appréciais avec la webradio. L'image en plus.

Et petit à petit, à force d'heures passées à brancher OBS, je découvre les dessous du streaming. J'apprends ce que veut dire “parasocial” et j'en comprends les contours, la nécessité de devoir accueillir une communauté qui se forme autour de ton contenu et que tu n'avais pas forcément vue venir, avec quoi ce n'est pas toujours facile de faire avec, surtout pour quelqu'un comme moi qui n'est pas particulièrement à l'aise socialement. Pas particulièrement diplomate, non plus. Je découvre aussi l'importance des dramas, je découvre toutes ces affaires internes aux communautés de streamers français⸱es et qui ne m'ont jamais semblées pertinentes. Des affaires de cour d'école, des “on dit que”, des messes basses, des petits complots. Je découvre ce système qui s'auto-entretient et qui fonctionne bien : c'est une partie de ce qui fait le lien entre les streamers et les viewers. Combien de fois m'a-t-on demandé ce que je pensais de tel ou tel streamer, de tel ou tel tweet ? Combien de fois m'a-t-on demandé de me positionner sur telle ou telle prise de position d'un autre streamer ?

Je me rends rapidement compte que je suis prise au piège. Car pour survivre sur cette plateforme, pour essayer d'y créer du contenu qui peut amener les gens à aller voir ailleurs – ce qui a toujours été mon but –, me voilà un peu obligée à ne plus considérer Twitch comme un outil mais comme une fin en soi. Je redécouvre finalement les méfaits de la centralisation massive sur Internet : des plateformes qui ne deviennent plus des outils mais un monde en soi, où tu n'es pas maitre⸱sse du jeu. Où tu ne contrôles rien. Où, d'une certaine manière, tu t'auto-exploites. Et c'est encore plus vrai quand l'aspect financier vient s'y meler, quand tu commences à gagner de l'argent via le système d'abonnement propre à Twitch. Une auto-exploitation qui mène à des comportements malsains, qui mène à devoir forcer la main de ceux et celles qui te regardent pour espérer en survivre financièrement, alors que de nombreux⸱ses viewers ne sont finalement pas vraiment plus riches que toi et que Twitch te prend près de 75% des dons qui te sont fait pour alimenter la machine Amazon, une des entreprises les plus riches du monde. Etats-unienne, qui plus est. Pour survivre financièrement sur Twitch, il faut multiplier les appels à dons, animer des trains de la hype (la gamification de la multiplication des dons sur un temps donné), faire du partenariat commercial. Bref, se vendre. Et je n'ai jamais été bonne à ça.

Et puis, il y a eu les vraies “affaires”. Pas des petits dramas de salons, mais de vraies affaires aux graves enjeux dans le monde du streaming français : je pense notamment aux révélations d'accusations de violences sexuelles faites contre le streamer Dany Caligula et aux réactions enflammées que ça a entrainé pendant des mois. Je pense également à la mort du streamer Jean Pormanove en plein direct, torturé en live sur la plateforme Kick pendant des mois par ses “collègues” streamers.

Ces affaires-là, elles faisaient partie de mon milieu, de celui que lequel j'ai évolué pendant un an et demi. Dans le milieu du streaming français. Et donc, d'une certaine manière, je me suis sentie un peu concernée. J'étais entourée par ça, finalement. Ce n'est pas ce à quoi je m'attendais en débutant dans le streaming. Naïvement, sans doute. Mais j'étais venue en journaliste, certes de gauche, un peu en solitaire, avec des idées plein la tête pour informer les gens, leur donner envie de se mobiliser... Pour faire mon métier, en fait. Mais en voulant simplement faire ce métier, j'y ai découvert un environnement particulièrement toxique et ultra-concurrentiel dans lequel, et je m'en rends compte aujourd'hui, il m'est impossible de m'y retrouver. Alors, après un an et demi à essayer de trouver ma place sur cette plateforme, j'arrête. Je laisse en pause ce compte où j'avais réussi à ramener plus de 4000 followers en un an et demi, ce qui est déjà pas mal. Je repars cependant avec des bons souvenirs, en particulier d'interviews, toujours disponibles en rediff' sur le site d'Espaces, mon média : celle de Rami Abou Jamous, journaliste palestinien pris au piège du génocide à Gaza, celle de Gabrielle Cathala, députée insoumise sur le départ pour une flotille en direction de l'enclave palestinienne, celle du journaliste Mourad Guichard, du syndicaliste Christian Porta, et tant d'autres...

Mais il est temps pour moi de sortir la tête de l'eau, et de faire autre chose. Revenir à mes premiers amours, faire du journalisme autrement. Et en tirer des leçons politiques.

Le medium, c'est le message.

Bon, ok. C'est pas très original de citer la phrase la plus connue du théoricien des médias Marshall MacLuhan, mais j'ai rien trouvé d'autre pour introduire ce qui va me servir de conclusion à cet article.

Car derrière les critiques que nous pouvons/devons faire à Twitch, il y a des problèmes plus profonds : finalement, on pourrait me dire qu'en faisant un copier/coller de mon article, et en changeant “Twitch” par “YouTube”, “Instagram”, “TikTok”... la critique se vaudrait tout autant. Que les problèmes qu'on retrouve sur Twitch, on les retrouve ailleurs. Et que s'apelerio le capitalisme. Oui, on pourrait me dire ça, et ça serait pas faux. Et tout ça me fait poser une autre question : je quitte Twitch, d'accord, mais pour aller où ? Vais-je quitter Amazon pour rejoindre Google (YouTube) ? Des questions similaires s'étaient posées au moment du rachat par Elon Musk de Twitter (désormais X) puis de sa participation éphémère au gouvernement Trump. Partir, ou rester ? Alors, oui, le problème, ce ne sont pas les plateformes en soi. Mais je ne peux pas m'empêcher de constater qu'il y a des dynamiques particulières avec Twitch qui ne sont pas les mêmes ailleurs, du fait que le nudge de Twitch nous pousse à streamer toujours plus, à subir des dynamiques parasociales qui peuvent devenir franchement malsaines (Mathieu Burgalassi en avait très bien parlé il y a plusieurs mois) et à, parfois, mettre en danger sa propre santé. Et que le message qu'on veut porter quand on se lance dans le streaming est forcément limitée par la structure même de la plateforme : par les comportements (conscients ou inconscients) qu'elle encourage, par son fonctionnement en vase clos (tout y est fait pour t'enlever l'envie d'en sortir), par sa politique de modération (où plane l'angoisse de banissements décidés de façon arbitraire par les bots Twitch ou du fait de signalements massifs parfois basés sur du vent). La parole n'est libre que quand on a le contrôle de l'outil. Et le fait que Twitch nous impose son environnement restreint forcément la parole et sa portée.

Après, une fois qu'on a dit ça, qu'est-ce qu'on fait ? Il n'y a pas de solutions parfaites. Rester pour “toucher tout le monde” ne suffira pas, claquer la porte pour s'en isoler non plus. Il faut choisir, évaluer, doser, essayer. Force à celles et ceux qui restent malgré les tempêtes. Pour ma part, je décide de repartir voir ailleurs, de reprendre mes affaires et d'aller tenter d'autres trucs. Quand bien même ça se retrouvera sûrement sur d'autres grosses plateformes, ça se retrouvera aussi ailleurs. Ca sera plus libre. Et pour suivre tout ça, rendez-vous évidemment sur le site d'Espaces. Ce média que j'ai justement voulu créer pour essayer de m'émanciper le plus possible des dynamiques capitalistes des géants du web. Pour participer à la renaissance d'un internet plus ouvert. Mais ça, on en reparlera !